Si l’on devait choisir un 6ème sens, ce serait le sens de l’équilibre.

En effet, cette fonction tout comme le toucher et l’odorat est en partie innée et en partie acquise et nous avons le pouvoir de l’éduquer.
Avoir le sens du mouvement, c’est oser risquer une instabilité en pariant de « pouvoir retomber sur ses pattes ». Cela s’apprend et s’entretient.

L’équilibre est le résultat de l’interaction entre l’homme et son environnement. Nous possédons un appareil ostéo-musculaire qui réalise le mouvement et des informateurs, des capteurs, qui renseignent en permanence notre cerveau sur la position et le mouvement de notre corps ainsi que sur la nature de son environnement. Les capteurs internes sont situés dans les muscles, les articulations et le vestibule de l’oreille interne. Les capteurs externes sont situés d’une part dans la peau pour nous renseigner sur notre contact avec l’environnement (debout c’est la voûte plantaire qui donne les caractéristiques du sol, assis c’est la partie postérieure du corps) et, d’autre part, dans la rétine pour nous renseigner sur l’environnement visuel proche et lointain.

Pour agir et planifier tranquillement notre activité, il faut que soient remplies de façon automatique deux conditions : le maintien en équilibre malgré la gravitation (muscles extenseurs) et une vision claire malgré les mouvements de la tête (le vestibule assure de façon réflexe un mouvement de l’œil exactement opposé à celui de la tête).

Souplesse et plasticité de la fonction d’équilibre.

Le cerveau doit intégrer des informations de natures différentes et souvent redondantes. On s’est aperçu que chacun de nous privilégie un informateur ( ou référentiel ) plutôt qu’un autre et qu’il peut en changer d’un moment à l’autre selon les situations. Chaque solution adoptée offre des avantages et des inconvénients. Il n’existe pas d’équilibre parfait.

Cette plasticité de la fonction de l'équilibre se vérifie en permanence. Pendant la marche, je privilégie l’information podale, alors que dans la piscine quand je n’ai pas pied, ou plus simplement assis, c’est la sensibilité de la peau qui me permet de me situer. Quand je marche le long d'un mur, je prends sa verticale comme référentiel alors que si je suis dans le noir ou si je me promène sur une grande place, les repères visuels étant absents ou trop lointains, les capteurs internes (articulaires et vestibulaires) me servent de guide pour construire une référence verticale subjective.

Ainsi le cerveau est capable de pallier à l’absence d’une information et de la compenser, ou même de résoudre des conflits entre des informations contradictoires. Pour un passager lisant en voiture, les informations visuelles stables sont en contradiction avec le mouvement de la voiture détecté par le vestibule de son oreille interne. Soit, son cerveau peut négliger l’information visuelle pour sa stratégie d’équilibre, soit il est obligé de faire concorder les deux informations visuelle et vestibulaire : il doit alors regarder le paysage, abandonnant sa lecture.

Cette plasticité est donc plus ou moins aisée selon les individus. L’équilibre idéal est un système qui sait utiliser toutes les ressources dont il dispose, qui sait aussi se passer des informations d’un capteur au profit d’un autre ; et tantôt privilégier une référence visuelle, tantôt la négliger ou changer et prendre une référence interne, vestibulaire, pour organiser son équilibre.

Peut-on définitivement se passer d’un capteur ?

Une maladie peu fréquente, d’origine probablement virale, consiste en la perte brutale du nerf de l’équilibre de l’oreille interne. Le sujet est cloué au lit car le vestibule malade n’assure plus la stabilité visuelle « tout tourne quand je bouge la tête » ni la stabilité posturale « je marche comme quelqu’un qui a bu ». Or malgré l’absence de récupération du nerf, les symptômes vont disparaître.

Que s’est-il passé ?

Les chercheurs ont remarqué que le temps d'adaptation ( le temps de changer de référentiel, d’adopter une nouvelle stratégie et de recoder tous les programmes moteurs) était proportionnel à l'âge. Il est de quelques heures à un jour pour un enfant de six ans, une à deux semaines pour une personne de 30 ans, plusieurs semaines quand on est plus âgé. Les chercheurs en ont déduit que le fait de bouger était l'élément essentiel de la guérison de ces patients. Bouger, c’est stimuler le recodage des informations et l’adaptation des stratégies. Ainsi la rééducation vestibulaire prend une place prépondérante dans le traitement des vertiges et des troubles de l’équilibre. En effet alors que les médecins avaient tendance, il y a quelques années, à demander au sujet de rester au lit de peur qu’il ne chute, ils encouragent actuellement les exercices physiques dès les premiers jours de la maladie, pour initier la compensation et la récupération de la fonction de l’équilibre.

Non entretenue, la capacité d’adaptation diminue avec l'âge.

Lors de réunions familiales, il est frappant de voir que les mouvements de chacun sont inversement proportionnels à leur âge. Les petits enfants s'agitent énormément, vont vite, courent partout, sous les tables, sous les chaises. Les adolescents dansent des heures durant. Puis à partir de quarante ans, plus on mûrit moins on bouge. On pourrait probablement déterminer l'âge approximatif d'une personne à la trajectoire totale qu’elle a effectuée pendant la soirée !

Avec l'âge, nous avons donc tendance à bouger de moins en moins, et ce pour plusieurs raisons. Le système cardio-respiratoire ne récupère plus de la même façon. De plus, on constate une baisse progressive des performances des capteurs plantaires, visuels et vestibulaires, un affaiblissement de la force musculaire et une augmentation des temps de réaction à une situation imprévue. Mais ce phénomène est extrêmement lent ! Or, l’activité physique diminue très vite, du fait d’une culture qui n'encourage pas le mouvement ni les exercices physiques, passé un certain âge. Une certaine immobilité dans la posture est même synonyme de puissance ou de réussite sociale !

L’activité physique diminuant beaucoup avec l’âge, il se crée un cercle vicieux entre la baisse des performances et la baisse de l’activité physique. Le malheur c’est que cela ne gêne pas l’individu : je ne suis pas gêné puisque je ne fais plus d’effort ! Je bouge moins et j’entretiens moins bien mes capteurs en particulier ceux de l’oreille, spécialisés dans les mouvements rapides. Et le cerveau « s’adapte » à cet état comme si nous avions perdu notre fonction vestibulaire : Environ 20 % des sujets âgés dans une institution n'utilisent plus leurs fonctions vestibulaires, alors que celles-ci sont intactes lors des tests médicaux ! Intactes mais en quelque sorte « endormies » parce que non utilisées, c’est alors la vision qui prend le relais des vestibules défaillants et qui devient une fonction primordiale chez ces sujets âgés.

Or si l’œil devient indispensable à la fonction de l'équilibration, il ne peut plus être utilisé, par exemple, à regarder les oiseaux voler dans le ciel sans risquer de perdre cet équilibre. Il ne supporte plus de voir les mouvements autour de lui qui l’empêchent de surveiller une position verticale stable. De la même façon les risques de chutes augmentent quand on s’adresse à une personne âgée qui marche, car on perturbe son attention à l’équilibre.

Progressivement, l’utilisation dominante de la vision pour se maintenir en équilibre fonctionne comme une « béquille visuelle » et le sujet diminue son activité physique et sociale. Un nouveau cercle vicieux se met en place.

C’est dire qu’en adoptant une stratégie essentiellement visuelle avec l’âge, on abandonne un réglage automatique de l’équilibration au profit d’un système d‘équilibration plus conscient, qui nécessite notre attention mais qui conduit à terme à notre isolement.

La survenue d’une maladie va fixer le handicap.

Dans ces conditions, si une maladie touche la vision ou l’appui podal, la rigidité comportementale interdit la compensation, le passage d’un référentiel à un autre, l’utilisation de l’oreille interne comme nouvelle référence. C’est l’installation d’un déséquilibre permanent, l’instabilité.

La prévention

Il existe maintenant des programmes d’exercices proches de ceux qu’on utilise en rééducation vestibulaire pour encourager la prévention des troubles de l’équilibre du sujet âgé. Ces programmes doivent être réalisés tôt, à partir de la soixantaine. Ils comprennent des exercices stimulant l’utilisation maxima de tous les capteurs de l‘équilibre (mouvements de tête, exercices dans le noir, exercices musculaires, travail sur les réflexes posturaux). Ainsi, la performance des capteurs est entretenue et la capacité d’adaptation opérante en cas de maladie affectant l’un des systèmes de l’équilibration.

Conclusion

L’enfant s’adapte à son environnement grâce à la joie que lui procure le mouvement. Les personnes d’âge mûr ont plutôt tendance à adapter l’environnement à leur manière de vivre. On comprend donc que c’est la baisse d’utilisation des systèmes de l’équilibration à partir de l’âge adulte qui explique la baisse des performances, bien avant les processus de vieillissement. De plus, une fonction non utilisée longtemps équivaut à la perte de cette fonction pour le cerveau.

Pour rompre le cercle vicieux, il faut entretenir nos capteurs sensoriels et nos effecteurs musculaires par des exercices appropriés. La période d’activité est alors prolongée et surtout une compensation reste possible si une maladie vient limiter les performances d’un des acteurs du système de l’équilibration.

Puisque, avec l’âge, nous avons moins de plaisir à jouer au tennis qu'à parler ou lire un bon livre, une prévention pour entretenir le sens de l’équilibre avec l’âge semble inéluctable.

Texte de Bernard Cohen Médecin Oto-Rhino-laryngologiste Oto-Neurologiste
18/11/2002